Barque des Saintes ou ex-voto marin ?


Jules MASSON MOUREY et Sophie BERGALION

  •  Date de publication : mai 2019 – événement n°03

Les étranges graffitis du château de Lourmarin étaient, dans la tradition locale, considérés comme l’œuvre malveillante de gitans de passage au début du XXe siècle. Leur révision complète permet d’identifier désormais une scène navale réalisée plus de trois siècles auparavant, pendant les guerres de Religion.

L’année du soixantième anniversaire de la disparition d’Albert Camus, une thèse vient de paraître selon laquelle l’accident de voiture qui lui coûta la vie aurait été orchestré par le KGB. Diantre ! Mais à Lourmarin, où le Prix Nobel avait élu domicile, on considère peut-être encore qu’il ne s’agit que de l’énième manifestation d’une malédiction jetée par des gitans fâchés que le propriétaire du château, Robert Laurent-Vibert, les en chasse en 1921. Cette légende tenace se fonde sur un ensemble de graffitis incisés sur le mur de l’une des chambres de l’édifice Renaissance.

On y voit une embarcation schématique occupée par huit personnages, une grande croix chrétienne à sa gauche ainsi que de nombreux symboles (soleil, zigzags, triangles, hexagrammes étoilés, svastikas, etc.) et patronymes. En effet, le rapprochement peut être aisé entre ces images et la barque qui, dans le catholicisme, aurait conduit les saintes Maries (Marie Madeleine, Marie Jacobé et Marie Salomé) depuis leur exil de Palestine jusque sur les rives de la Camargue – récit qui fait l’objet d’un important culte parmi la communauté gitane. Mais le contexte dans lequel ce rapprochement a été établi, la Provence des années 1920, n’est pas anodin. C’est à ce moment-là que, sous l’impulsion du marquis Folco de Baroncelli, le pèlerinage gitan aux Saintes-Maries-de-la-Mer commença à susciter un véritable engouement populaire. Lorsque Robert Laurent-Vibert, le premier, trouva subitement la mort en 1925, les chroniqueurs régionaux se hâtèrent donc de relayer un amalgame « gitans/ graffitis/malédiction », propre à séduire le grand public.

En y regardant de plus près, aucun personnage féminin n’est identifiable sur l’embarcation – qui devrait d’ailleurs être démâtée. Et tandis que leur accoutrement n’est pas sans évoquer la mode des règnes d’Henri III et d’Henri IV (plastrons rembourrés et saillants, culottes ajustées et casaque), la graphie des diverses inscriptions paraît assez caractéristique de la fin du XVIe siècle. En outre, les archives communales révèlent que certains des patronymes sont ceux de protestants établis à Lourmarin entre 1569 et 1640. Lors des guerres de Religion, le château était dans un état de semi-abandon. A-t-il fait office de refuge ou de lieu d’enfermement ? Si l’on considère les postures de détresse explicite des occupants du bateau (l’un chute du mât, l’autre passe par-dessus-bord, quelques-uns s’agrippent aux haubans) et la position dominante d’un calvaire ou d’une protectrice croix de carrefour, il ne fait presque aucun doute que la « maudite » Barque des Saintes de Lourmarin correspond plutôt à un ex-voto marin vieux de plusieurs siècles.

Jules Masson Mourey, doctorant, Aix Marseille Université, LAMPEA, UMR 7269 et Sophie Bergaglio, historienne.

Pour aller plus loin :
MASSON MOUREY J., BERGAGLIO S., 2019, « Les graffiti “gitans” du château de Lourmarin (Vaucluse) : mise à l’épreuve d’un morceau de folklore lubéronnais », Bulletin archéologique de Provence, n° 40, p. 87-95.

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