06. Le graffiti entre les pages De Virgile à Thomas Mann
On rencontre souvent des graffiti là où on ne s’y attendait pas : sous la plume de toutes sortes d’auteurs, qui prennent la peine de s’y arrêter, voire de les utiliser comme éléments narratifs. Qu’ils soient écrivains, scientifiques ou poètes, académiciens ou psychanalystes, ils ont un jour buté sur un mur, une palissade ou un arbre gravés et pris le temps de donner leur opinion à ce sujet. En voici quelques exemples. Le graffiti entre les pages…
Qu’inspirent donc les graffiti aux écrivains qui ont pris la peine de s’y arrêter, de les relever et de les commenter ?
Pour certains, on le sait, c’est preuve de « niaiserie », de « sottise », « d’imbécilité » (1) qu’écrire partout. Charles de Brosses, Flaubert, Filipo Agricole, entre autres, n’accordent pas la moindre parcelle d’intelligence à ceux qui « inscrivent des noms et autres niaiseries, en ces temps misérables, sur les murs ou sur les œuvres » (2). Flaubert est furieux devant la colonne de Pompée à Alexandrie, maculée d’une inscription de six pieds de haut, le nom d’un certain Thompson : « ce crétin s’est incorporé au monument et se perpétue avec lui… Il l’écrase par la splendeur de ses lettres gigantesques. » (3) D’autres, comme Louis Sébastien Mercier sous Louis XV ou Louis Veuillot sous Napoléon III, y voient « injures », « souillures » et « vomissement caricatural » (4). Je n’insiste pas mais précise qu’il s’agit d’une minorité.
En fait pour bien des auteurs, graver son nom c’est « s’opposer au temps » et comment celui qui crée une œuvre d’art n’y serait-il pas sensible ? Quelque chose d’essentiel a été sauvée puisque « c’est écrit sur le mur.» (5). Marguerite Yourcenar, ainsi, avoue « une fantaisie me vint que je n’avais pas eue depuis l’époque où, enfant, j’inscrivais mon nom sur l’écorce des châtaigniers dans un domaine d’Espagne. L’empereur, qui se refusait à faire graver ses appellations et ses titres sur les monuments qu’il avait construits, prit une dague et égratigna dans cette pierre dure quelques lettres grecques, une forme d’abrégé et familière de son nom : ADRIANO. C’était encore s’opposer au temps. » (6)
Pour Virgile ou l’archéologue Jean-Paul Demoule, Georges Duby ou Chateaubriand, Victor Hugo et bien d’autres, « écrire sur un support qui n’est pas fait pour cela », c’est « se situer, s’arrimer dans l’espace et dans le temps, associer sa fugitive présence sur terre à la permanence des glorieux vestiges du passé. » (7). Ou encore selon Georges Duby, « les humbles, conscients qu’à la différence des puissants ils ne laisseront pas de traces, comptent sur la pérennité de leurs initiales gravées dans l’écorce ou dans la pierre » (8). Le berger de Virgile grave ses amours sur des arbres tendres car « là ils grandiront, vous grandirez mes amours » (9) et lorsqu’Atala s’étonne auprès du vieux sage qui écrit son nom.sur un roseau de la fragilité de ce dernier, il lui est répondu « il durera encore plus que moi. » (10)
Laisser une trace, c’est aussi anticiper le plaisir de la retrouver et de se remémorer le passé. On sait combien en use et en abuse Rétif de la Bretonne et quel soulagement, quel bonheur il éprouvait à graver ses « dates » sur l’Ile Saint Louis et à les y relire longtemps après. Nerval, touché de ce procédé, l’imagine « faisant voir à son amante Sara les pierres du quai sur lesquelles il avait gravé le chiffre mythique AD. AD. (Adeline, nom qu’il lui avait choisi)… Les deux amants gravent à leur tour sous ces chiffres à demi effacés les initiales réelles de leurs noms » (11). Scène imaginée par Nerval, qui aimait bien le « bourru » mais dont je crains qu’elle n’ait jamais eu lieu. Même attitude chez Madame de Sévigné qui, dans son jardin des Rochers, se réjouit de retrouver ses arbres « porteurs de sentences, lesquels parfois dialoguent entre eux et aident à la méditation, facilitent la réminiscence des jours heureux de la jeunesse ». Lorsque l’un d’eux dit « Bella cosa far niente », l’autre lui répond « Amor odit inertes » (12).
Pourquoi Thomas Mann, dans les Buddenbrook, éprouve-t-il le besoin de citer les innombrables « inscriptions, initiales, cœurs et vers » (13) qui couvrent les murs de la pièce où il se tient, au bord de la mer, si ce n’est comme un rappel de l’aventure amoureuse, interdite par les convenances sociales, qu’y a vécu sa jeune sœur ? Rappel d’un autre amour défendu que « les initiales entourées dans grand cœur » gravées par Julien et Marguerite de Ravalet Tourlaville, condamnés pour inceste à être décapités, en 1603. En se remémorant cet heureux témoignage de leur passion, Julien souhaite qu’il y « demeurera toujours, en souvenir de nous » (14) mais c’est le château qui a disparu…
Disparue aussi cette vie, mais pérennisée par le graffito porté sur une maison abandonnée de Saint Louis au Sénégal : « N’entrez pas ! Un fantôme habite ici ». (15) Ce fil tendu vers le passé est joliment décrit par Allain Glykos, poète, écrivain, dans sa « Préface à l’effacement » :
“De leurs traits simples, les graffiti racontent,
Ce que conserve la pierre, ce sont les âmes
Libres ou prises au piège des heures.
Tenaces, insurgées ou seulement pensives.
Journalières ou extraordinaires.
Reste, sur les pierres, la musique de leur souffle”
(16)
Écrire, s’exprimer, dessiner, est libératoire. Ainsi, Jean Laude, parlant d’un jeune peintre qui fut incarcéré à la prison de la Santé, décrit sa peinture comme « marquées par la magie sordide inscrite sur les murs des prisons, le graffiti, chargé d’une énergie libératoire » (17)
N’est-ce pas aussi parce qu’elle n’a pas le droit de se plaindre et ne peut qu’obéir à son frère, Henri IV, que Catherine de Bourbon choisit de tracer sur un mur plutôt que dans une missive « les mots de son inquiétude » devant un départ qui l’effraie ? Elle a raison, car elle ne reverra jamais sa province chérie ni son château de Pau .« Quo me fata vacant ? ». Un courtisan s’empresse d’ajouter : « Ne quo te fata vacarent. ». Mais elle dût partir (18)
Dessiner sur un mur, ne serait-ce qu’un arbre, un palmier comme la Camille de Didier Decoin, c’est « tatouer… le signe cabalistique par lequel j’effaçais toute la grisaille. » (19) Et que peut faire la grisaille lorsque soudain surgit « un de ces métros graffités qui éclairent tout, comme un énorme bouquet d’Amérique Latine ». (20) Dans la Pologne assujettie aux Russes, à partir de 1864, les Polonais ironisent. Quand le généreux gouvernement fait cadeau à la capitale des premières toilettes publiques, un ingrat les badigeonna de graffiti :
“Brave polonais, déleste-toi ici
Que le monde entier apprenne
Que de toutes les libertés,
C’est la seule qui te reste”
(21)
Plein d’humour et de sagesse, c’est sur les murs de son château Schloss Tratzberg, que le premier Maximilien de Habsburg, empereur et grand-père de Charles Quint, écrivit ce poème :
“Leb, waiss nit wie lang
Und stürb, waiss nit wann
Muess fahren, waiss nit wohin
Mich wundert, dass ich so frelich bin. “
“Vis, ne sais si c’est pour longtemps
meurs, ne sait quand
Dois partir, ne sais où.
Ce qui m’étonne, c’est que je sois content.”
Le poème y était toujours en 1934. (22)